Écrit d'abord sous une forme
épistolaire – les quatre premiers chapitres, et ensuite pour la
plupart, seront une lettre chacun, – où le littéraire s'en mêle
plus que de près, le roman conçoit un homme, jeune encore et dont
les résolutions de demi-teinte platonique et d'élévation
romantique le tourmentent sans trêve. C'est un poète, à la recherche
de la beauté de la femme, d'elle seule après en avoir évincé la
richesse et même l'esprit en général, « l'esprit d'être
belle » suffisant (p. 259). Épure toute simple qui va faire du
personnage son jouet de bois, coupé de sa racine terrestre, le
mettant en proie à la recherche de quelque cause d'en-bas, la forme
absolue d'un physique n'ayant d'âme que sa forme, « le ciel
redescendu sur la terre » (ibidem). Le corps fait les
frais de la comparaison à une statue (p. 261) : « et, comme
jusqu’à présent celles que j’ai vues sont loin de
répondre à l’idée que je me suis faite de la beauté,
je me suis rejeté sur les tableaux et les statues » (p.
271).
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C'est avec cet assaut de la forteresse
d'un idéal féminin, aidé de maintes ressources romanesques, que
l'auteur nous révèle un être dont l'attente féminine se trouve
doublée d'idéaux sévères, d'une poésie bigarrée ne voulant
souffrir d'aucune concession de bas monde. Inverse aux procédés
réalistes d'une entrée in média res et où les instants
viennent avant le jour et le mois, les paroles avant ceux qui les
disent, les gestes avant le corps qui les commande, les rues avant
leurs villes, le personnage se trouve ici en l’abîme de sa chambre
sans doute, caractères et époques inconnues, lieu épuré et
enfouie sous la lettre, où l'on apprend le sommet de ses attentes,
et son éventuelle angoisse de la parier au monde, de l'y frotter
pour voir si son effigie de s'efface pas, si son alliage est pur, si
sa forme est finale. Il ira dans le monde pour l'y reconnaître
incarnée, belle et riche.
Procédé habituel de longue tradition
philosophique, la forme veut précéder sa matière ou sa couleur –
et cela ne se peut, à des degrés divers jusqu'aux signes du langage
dont la forme est devenue reine despotique d'une indifférente
matière. Que l'on parle bas ou haut, écrive petit ou gros, à
l'encre ou à la craie, le sens ne prétend point varier.
Seulement, le monde est là. Et il est
redouté par d'Albert, le héros de la première partie.
Il y va, et tombe de ses ciels sur le
conseil d'un ami, emportant dans sa chute toutes les épures dans la
fosse aux fauves du réel, puisqu'il fait « trop de cas de la
femme, et pas assez des femmes » (p. 133). L'article défini,
comme souvent, dénonce l'idéal par l'unicité appliquée, de
manière sans doute brutale mais toute naturelle, au substantif qui,
n'ayant où mettre des millions de choses qu'il ignore d'ailleurs
puisque notre jugement s'en occupe, connaît une forme relativement
unique, déterminant notre regard. L'idée n'avait pu survivre
qu'avec l'oxygène pur de l'absence de la femme réelle (p. 168). Sa
chute, par une sorte d'analogie boiteuse, se solde dans la fange
prosaïque. (p. 153 : « Il y a autour d'elle une atmosphère de
prose dans laquelle une idée poétique ne peut vivre. ») Et le
choir est sans préavis, inversement à tant de romans où la
psychologie du personnage, ses pensées, scrupules, images le ou la
peignant embourbée dans le vice ou le naturel, retardent et
ralentissent le mouvement vertical. Là c'est une plume, ici un roc.
« J'aurai très volontiers craché sur l'Iliade d'Homère, et
je me serais mis à genoux devant un jambon », lit-on après la
rencontre de deux femmes, aux mœurs opposés mais éveillant une
même passion chez ce jeune homme... A ce point l'idéal aurait
disparu ? Non pas, c'est un désir sans que rien ne palpite, un désir
simple passion. Il ne les a pas reconnues. Aussi en réalité il
faudra s'en tenir à quelques lambeaux d'idéal, s'accrocher à la
corde mince qui menace rupture quand on veut y grimper pour retrouver
l'image plénière, car l'idée est une image, et les absences des
nuages lexicaux ne viennent qu'après, bien au-delà malgré ce qu'on
a pu en dire.
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Et la conception de l'amour à changé :
de complexe – beauté et richesse, ornées par toutes les épithètes
du romantisme – il devient on ne peut trop simple : « l'amour
ne peut offrir que lui-même, et qui veut en tirer autre chose n'est
pas digne d'être aimé. » (p. 119) Le plaisir bride l'idéal
trop fougueux (p. 157), et on comprend vite que ce dernier, malgré
le plaisir tout centré sur soi a priori, fut le résultat de
n'avoir eu que le regard sur soi, sur ces idées. Il y a cependant
une ombre au tableau, c'est qu'il ne peut être entièrement heureux
(p. 169), puisque le désir ne trouve d'écho jusqu'à
l’inatteignable idéal, puisque la certitude morale d'avoir une
maîtresse, objet de ces convoitises, n'est pas (p. 176). Et pour
cause, ce n'est pas l'idéal seul qui se trouve incriminé, mais
l'Autre, le social, sorte d'antithèse non-exclusive comme il y a des
corps, composant des mots et de l'idée : « Quoique je fasse,
les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne
sens pas leur existence » (p. 177). Quant au dogme, à la
fixité illusoire et forcenée de cette image tant intelligible, il
est un symptôme où son porteur, soi-disant, ne se trouve pas sur le
même échelon que ses semblables (p. 178). Ce que l'on nomme
l'intersubjectivité ne trouve pas sa place dans les aspirations
solitaires d'une âme qui, se prenant néanmoins comme postulat, ne
peut qu'être avec le corps un couple malheureux (p. 179), et
n'aspire qu'aux états immobiles des idées, de sa conscience, sans
pouvoir rejoindre l'alter ego qui ne devient qu'une cause première,
au mieux. Ainsi l'âme n'était que curieuse des plaisirs du corps,
superficie ne démentant point la profondeur de l'idée, et son
impossible rencontre, telle une ligne ayant l'autre comme parallèle,
ne pouvait que faire désirer d'être autre (p. 185). Et le seul jour
il avait cru aimer, ce fut lorsque les deux personnes furent
silencieuses (p. 189), leur restant les gestes du corps comme s'il
fût alludant encore à la turpitude du langage, trop matériel au
goût de l'idéologie. Mais le corps ne peut finalement s'y allier,
et le héros de décrire un paysage où la femme figure parmi les
éléments (p. 195).
Cinq mois passés confirment l'absence
d'amour même quand de la maîtresse, Rosette est son nom tiré de la
couleur de sa robe lors de la rencontre, est fait l'éloge la plus
parfaite, confirmant de surcroît que l'objectivisme de la dame se
heurte à la fermeture égoïste du héros. « Elle est d'une
perfection à jeter par les fenêtres » (p. 242) ; « une
femme [...] qu'il faudra couper en petits morceaux, après sa mort,
pour en faire des reliques » (p. 245). C'est de cette manière
que l'austère idéal ne démords pas, faisant haïr quand on dit
d'aimer (p. 247), reconnaissant que la faute est de l'ennui, et il y
a certaine conscience de l'imperfection native de la femme
singulière, de tout singulier, comme si l'idée avait jeté un sort
à la simplicité des choses, se voulant plus simple encore, ou
limitée à la lettre et à d'autres. Et le désir, ce désir flou
d'avoir une maîtresse, repris comme refrain, ayant été
momentanément chassé par la porte lors des premiers temps du couple
ici-bas, revient par la fenêtre, tenace ainsi qu'un forgeron qui
battrait un fer à froid ! « Ma beauté idéale me sourit du
haut de son hamac de nuages » (p. 250). Et elle murmure, par
condescendance il semble, de laisser les salons fluviaux et chercher
une source vierge de montagne (p. 254), contre une volupté qu'on
croit de corps.
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Arrivés au chapitre six, le narrateur
intervient, et la forme dramatique à nouveau. Qu'y apprend-on ?
D'Albert, c'est le nom du héros, et Rosette sont mis en analogie :
il est à l'idéal poétique ce qu'elle est à un homme aimé
réellement, elle a un amant qui la dédaigne. La rupture est
brusque, puisque le héros disparaît de la scène, réellement (et
non par simple déplacement de la focalisation). Il devient un objet
de discussion, par Rosette et celui qu'elle aime, Théodore, qui
ressemble à d'Albert. « Il aime immensément sans savoir
quoi. » (p. 314).
Brusque volte-face, il avoue bientôt :
« Le type de beauté que je rêvais depuis si
longtemps, je l’ai rencontré » (p. 348), tout en prenant
soin de distinguer, pour le destinataire de ses lettres, beauté
matérielle et spirituelle (p. 352), jusqu'à ne plus savoir qui il
est, à douter de tout. La cause ? Il aime, mais croyant d'abord que
Rosette est l'objet de son amour, point. C'est un homme, « au
son de sa voix si argentin et si clair », c'est Théodore, aimé
de même par Rosette. Et un doute surgit : « Il faut que
Théodore soit une femme déguisée ; la chose est impossible
autrement. – Cette beauté excessive, même pour une femme, n’est
pas la beauté d’un homme, fût-il Antinoüs » (p. 362). La
forme retrouve l'absolu de l'art pour l'art, des idéaux du Parnasse,
« la correction de la forme est la vertu », contredisant
ce qui fut conseillé à Silvio. La solitude de la forme, contre
l'opposition matière et forme sensible contre esprit, oppose pensée
chrétienne et idéal antique, immortalité de l'âme et
instantanéité acceptée de la jeunesse.
Mais pourquoi le travestissement ? Le
chapitre X en précise la cause et la portée, en changeant
d'héroïne : c'est sa lettre qui nous le fait savoir, et son
histoire. Elle nous donne par là la certitude du déguisement, « je
n’étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de
Sérannes » (p. 411). On assiste ensuite à l'alternance des
lettres des deux héros, avec pour les relier l'ombre de la présence
de Rosette. Lui y avoue avoir enfin trouvé cet amour sur terre (p.
602), et plus loin l'on comprend que Madeleine – Théodore –
cherchait de même cet amour parfait (p. 645), « l’amour
comme je le sens n’est peut-être pas dans les possibilités
humaines » (p. 652), lié de même à la forme bien que chez
les hommes il soit plus ardu à trouver (p. 658). Jusqu'ici, les deux
héros ne se rejoignent que dans l'idéal, et Madeleine ne ressent
rien pour d'Albert, ni pour aucun homme dont elle parle de ménagerie.
La suite relève de son éducation, et les concessions au héros
seront tendues vers celle-ci. Une lettre de Madeleine de Maupin
conclut : « en amour comme en poésie, rester au même point,
c’est reculer. » (p. 716)
Édition de référence : T. Gautier,
Mademoiselle de Maupin, Bibliothèque électronique du Québec.
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