Mademoiselle de Maupin (1832)


Écrit d'abord sous une forme épistolaire – les quatre premiers chapitres, et ensuite pour la plupart, seront une lettre chacun, – où le littéraire s'en mêle plus que de près, le roman conçoit un homme, jeune encore et dont les résolutions de demi-teinte platonique et d'élévation romantique le tourmentent sans trêve. C'est un poète, à la recherche de la beauté de la femme, d'elle seule après en avoir évincé la richesse et même l'esprit en général, « l'esprit d'être belle » suffisant (p. 259). Épure toute simple qui va faire du personnage son jouet de bois, coupé de sa racine terrestre, le mettant en proie à la recherche de quelque cause d'en-bas, la forme absolue d'un physique n'ayant d'âme que sa forme, « le ciel redescendu sur la terre » (ibidem). Le corps fait les frais de la comparaison à une statue (p. 261) : « et, comme jusqu’à présent celles que j’ai vues sont loin de répondre à l’idée que je me suis faite de la beauté, je me suis rejeté sur les tableaux et les statues » (p. 271).

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C'est avec cet assaut de la forteresse d'un idéal féminin, aidé de maintes ressources romanesques, que l'auteur nous révèle un être dont l'attente féminine se trouve doublée d'idéaux sévères, d'une poésie bigarrée ne voulant souffrir d'aucune concession de bas monde. Inverse aux procédés réalistes d'une entrée in média res et où les instants viennent avant le jour et le mois, les paroles avant ceux qui les disent, les gestes avant le corps qui les commande, les rues avant leurs villes, le personnage se trouve ici en l’abîme de sa chambre sans doute, caractères et époques inconnues, lieu épuré et enfouie sous la lettre, où l'on apprend le sommet de ses attentes, et son éventuelle angoisse de la parier au monde, de l'y frotter pour voir si son effigie de s'efface pas, si son alliage est pur, si sa forme est finale. Il ira dans le monde pour l'y reconnaître incarnée, belle et riche.

Procédé habituel de longue tradition philosophique, la forme veut précéder sa matière ou sa couleur – et cela ne se peut, à des degrés divers jusqu'aux signes du langage dont la forme est devenue reine despotique d'une indifférente matière. Que l'on parle bas ou haut, écrive petit ou gros, à l'encre ou à la craie, le sens ne prétend point varier.

Seulement, le monde est là. Et il est redouté par d'Albert, le héros de la première partie.

Il y va, et tombe de ses ciels sur le conseil d'un ami, emportant dans sa chute toutes les épures dans la fosse aux fauves du réel, puisqu'il fait « trop de cas de la femme, et pas assez des femmes » (p. 133). L'article défini, comme souvent, dénonce l'idéal par l'unicité appliquée, de manière sans doute brutale mais toute naturelle, au substantif qui, n'ayant où mettre des millions de choses qu'il ignore d'ailleurs puisque notre jugement s'en occupe, connaît une forme relativement unique, déterminant notre regard. L'idée n'avait pu survivre qu'avec l'oxygène pur de l'absence de la femme réelle (p. 168). Sa chute, par une sorte d'analogie boiteuse, se solde dans la fange prosaïque. (p. 153 : « Il y a autour d'elle une atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne peut vivre. ») Et le choir est sans préavis, inversement à tant de romans où la psychologie du personnage, ses pensées, scrupules, images le ou la peignant embourbée dans le vice ou le naturel, retardent et ralentissent le mouvement vertical. Là c'est une plume, ici un roc. «  J'aurai très volontiers craché sur l'Iliade d'Homère, et je me serais mis à genoux devant un jambon », lit-on après la rencontre de deux femmes, aux mœurs opposés mais éveillant une même passion chez ce jeune homme... A ce point l'idéal aurait disparu ? Non pas, c'est un désir sans que rien ne palpite, un désir simple passion. Il ne les a pas reconnues. Aussi en réalité il faudra s'en tenir à quelques lambeaux d'idéal, s'accrocher à la corde mince qui menace rupture quand on veut y grimper pour retrouver l'image plénière, car l'idée est une image, et les absences des nuages lexicaux ne viennent qu'après, bien au-delà malgré ce qu'on a pu en dire.

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Et la conception de l'amour à changé : de complexe – beauté et richesse, ornées par toutes les épithètes du romantisme – il devient on ne peut trop simple : « l'amour ne peut offrir que lui-même, et qui veut en tirer autre chose n'est pas digne d'être aimé. » (p. 119) Le plaisir bride l'idéal trop fougueux (p. 157), et on comprend vite que ce dernier, malgré le plaisir tout centré sur soi a priori, fut le résultat de n'avoir eu que le regard sur soi, sur ces idées. Il y a cependant une ombre au tableau, c'est qu'il ne peut être entièrement heureux (p. 169), puisque le désir ne trouve d'écho jusqu'à l’inatteignable idéal, puisque la certitude morale d'avoir une maîtresse, objet de ces convoitises, n'est pas (p. 176). Et pour cause, ce n'est pas l'idéal seul qui se trouve incriminé, mais l'Autre, le social, sorte d'antithèse non-exclusive comme il y a des corps, composant des mots et de l'idée : « Quoique je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je ne sens pas leur existence » (p. 177). Quant au dogme, à la fixité illusoire et forcenée de cette image tant intelligible, il est un symptôme où son porteur, soi-disant, ne se trouve pas sur le même échelon que ses semblables (p. 178). Ce que l'on nomme l'intersubjectivité ne trouve pas sa place dans les aspirations solitaires d'une âme qui, se prenant néanmoins comme postulat, ne peut qu'être avec le corps un couple malheureux (p. 179), et n'aspire qu'aux états immobiles des idées, de sa conscience, sans pouvoir rejoindre l'alter ego qui ne devient qu'une cause première, au mieux. Ainsi l'âme n'était que curieuse des plaisirs du corps, superficie ne démentant point la profondeur de l'idée, et son impossible rencontre, telle une ligne ayant l'autre comme parallèle, ne pouvait que faire désirer d'être autre (p. 185). Et le seul jour il avait cru aimer, ce fut lorsque les deux personnes furent silencieuses (p. 189), leur restant les gestes du corps comme s'il fût alludant encore à la turpitude du langage, trop matériel au goût de l'idéologie. Mais le corps ne peut finalement s'y allier, et le héros de décrire un paysage où la femme figure parmi les éléments (p. 195).

Cinq mois passés confirment l'absence d'amour même quand de la maîtresse, Rosette est son nom tiré de la couleur de sa robe lors de la rencontre, est fait l'éloge la plus parfaite, confirmant de surcroît que l'objectivisme de la dame se heurte à la fermeture égoïste du héros. « Elle est d'une perfection à jeter par les fenêtres » (p. 242) ; « une femme [...] qu'il faudra couper en petits morceaux, après sa mort, pour en faire des reliques » (p. 245). C'est de cette manière que l'austère idéal ne démords pas, faisant haïr quand on dit d'aimer (p. 247), reconnaissant que la faute est de l'ennui, et il y a certaine conscience de l'imperfection native de la femme singulière, de tout singulier, comme si l'idée avait jeté un sort à la simplicité des choses, se voulant plus simple encore, ou limitée à la lettre et à d'autres. Et le désir, ce désir flou d'avoir une maîtresse, repris comme refrain, ayant été momentanément chassé par la porte lors des premiers temps du couple ici-bas, revient par la fenêtre, tenace ainsi qu'un forgeron qui battrait un fer à froid ! « Ma beauté idéale me sourit du haut de son hamac de nuages » (p. 250). Et elle murmure, par condescendance il semble, de laisser les salons fluviaux et chercher une source vierge de montagne (p. 254), contre une volupté qu'on croit de corps.

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Arrivés au chapitre six, le narrateur intervient, et la forme dramatique à nouveau. Qu'y apprend-on ? D'Albert, c'est le nom du héros, et Rosette sont mis en analogie : il est à l'idéal poétique ce qu'elle est à un homme aimé réellement, elle a un amant qui la dédaigne. La rupture est brusque, puisque le héros disparaît de la scène, réellement (et non par simple déplacement de la focalisation). Il devient un objet de discussion, par Rosette et celui qu'elle aime, Théodore, qui ressemble à d'Albert. « Il aime immensément sans savoir quoi. » (p. 314).

Brusque volte-face, il avoue bientôt : « Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je l’ai rencontré » (p. 348), tout en prenant soin de distinguer, pour le destinataire de ses lettres, beauté matérielle et spirituelle (p. 352), jusqu'à ne plus savoir qui il est, à douter de tout. La cause ? Il aime, mais croyant d'abord que Rosette est l'objet de son amour, point. C'est un homme, « au son de sa voix si argentin et si clair », c'est Théodore, aimé de même par Rosette. Et un doute surgit : « Il faut que Théodore soit une femme déguisée ; la chose est impossible autrement. – Cette beauté excessive, même pour une femme, n’est pas la beauté d’un homme, fût-il Antinoüs » (p. 362). La forme retrouve l'absolu de l'art pour l'art, des idéaux du Parnasse, « la correction de la forme est la vertu », contredisant ce qui fut conseillé à Silvio. La solitude de la forme, contre l'opposition matière et forme sensible contre esprit, oppose pensée chrétienne et idéal antique, immortalité de l'âme et instantanéité acceptée de la jeunesse.

Mais pourquoi le travestissement ? Le chapitre X en précise la cause et la portée, en changeant d'héroïne : c'est sa lettre qui nous le fait savoir, et son histoire. Elle nous donne par là la certitude du déguisement, « je n’étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de Sérannes » (p. 411). On assiste ensuite à l'alternance des lettres des deux héros, avec pour les relier l'ombre de la présence de Rosette. Lui y avoue avoir enfin trouvé cet amour sur terre (p. 602), et plus loin l'on comprend que Madeleine – Théodore – cherchait de même cet amour parfait (p. 645), « l’amour comme je le sens n’est peut-être pas dans les possibilités humaines » (p. 652), lié de même à la forme bien que chez les hommes il soit plus ardu à trouver (p. 658). Jusqu'ici, les deux héros ne se rejoignent que dans l'idéal, et Madeleine ne ressent rien pour d'Albert, ni pour aucun homme dont elle parle de ménagerie. La suite relève de son éducation, et les concessions au héros seront tendues vers celle-ci. Une lettre de Madeleine de Maupin conclut : « en amour comme en poésie, rester au même point, c’est reculer. » (p. 716)


Édition de référence : T. Gautier, Mademoiselle de Maupin, Bibliothèque électronique du Québec.

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